25.12.2017 | Par Eric Tariant

Une exposition pour célébrer l’amour de l’Autre

Visible simultanément à Paris, à Marrakech et à Thessalonique, «Lieux saints partagés» invite à réfléchir à une cohabitation pacifiée des trois religions monothéistes.

 

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Les tensions entre les trois religions monothéistes ne sont pas une fatalité. L’hospitalité peut l’emporter sur l’hostilité comme en témoigne l’exposition Lieux saints partagés, à l’affiche simultanément à Paris, à Marrakech et à Thessalonique, avant de rejoindre New York en mars 2018. Dionigi Albera et Manoël Pénicaud, les commissaires de cette exposition polymorphe, évoquent quelques-uns de ces lieux de mixité confessionnelle et de coexistence pacifique situés en Europe et sur les deux rives de la Méditerranée.

 

«Le Temps» : L’hospitalité incarnée, dans la première partie de l’exposition parisienne, par Abraham qui accueille spontanément trois visiteurs inconnus, sous la chênaie de Mambré, ne cons titue-t-elle pas le dénominateur commun de ces lieux saints partagés?

 

Manoël Pénicaud: Cette xénophilie, cet amour de l’étranger, est effectivement un des fils rouges de l’exposition. On retrouve cet épisode décrivant Abraham offrant l’hospitalité à des étrangers dans la Bible – dans la Genèse – mais aussi dans le Coran, où il est mentionné à plusieurs reprises. Il y a là une invitation à l’accueil inconditionnel de l’étranger, voire de l’«autre religieux». Le paradoxe est que le site, situé à Hébron, où se dresse le caveau des Patriarches qui réunit les tombes d’Abraham et de ses descendants, est aujourd’hui l’un des lieux les plus clivants et les plus disputés de Terre sainte. La politique et la géopolitique ont bouleversé le paysage religieux et des frontières se sont érigées dans ce lieu désormais divisé, une partie réservée aux juifs et une autre aux musulmans dans un climat de tension permanente. L’hostilité, qui est le revers de l’hospitalité, l’emporte ici. L’autre devient l’ennemi. En caricaturant, certains choisissent une position d’ouverture et d’hospitalité à la façon d’Abraham. Et c’est ainsi que se comportent, aujourd’hui, de nombreux responsables qui administrent les lieux saints.


Certains vont réagir avec hostilité en élevant des murs et en excluant l’autre. On observe cette concurrence, voire dérive, à Jérusalem au mont du Temple/esplanade des Mosquées, qui est un lieu saturé de sens où les convoitises et les revendications font que le dialogue n’est plus possible. Les situations d’hostilité sont, malheureusement aujourd’hui, bien plus nombreuses. Ce qui n’était pas le cas dans le temps. L’Empire ottoman s’est longtemps montré particulièrement ouvert, inclusif envers les minorités religieuses qui avaient un statut particulier de personnes protégées, avec des devoirs et des droits, notamment la liberté de culte. Mais, à partir du XIXe et surtout du XXe siècle, la montée des nationalismes et la multiplication des crises à la suite de la création de l’Etat d’Israël, ont entraîné une coagulation des nationalismes et les phénomènes de porosité interreligieuse sont devenus de plus en plus rares, voire impossibles.

 

“Pendant des siècles, en Orient, dans les Balkans ou au Maghreb, il y a eu des relations de voisinage et d’échanges entre des minorités qui ne jouissaient pourtant pas des mêmes droits.” – Manoël Pénicaud


Quel lieu saint partagé témoigne, à vos yeux, de l’expérience la plus éclatante de mixité confessionnelle et de coexistence pacifique?

 

Dionigi Albera: C’est sans aucun doute le pèlerinage au monastère grec orthodoxe de Saint-Georges, situé sur l’île de Büyükada au large d’Istanbul, en mer de Marmara. Celui-ci est visité, chaque 23 avril, par des dizaines de milliers de musulmans qui viennent y faire des vœux. C’est l’efficacité rituelle qui sert de moteur à ces élans et qui fait que les gens franchissent la frontière religieuse pour faire une demande, combler une attente ou satisfaire un désir. Le phénomène prend de l’ampleur bien que la situation devienne de plus en plus délétère en Turquie, tant d’un point de vue politique que religieux avec un raidissement islamiste et des attentats qui se multiplient. Tous ces lieux dérangent les pouvoirs, les institutions religieuses et les fondamentalistes qui les considèrent comme impurs et les condamnent catégoriquement.


Que viennent chercher ces pèlerins musulmans au monastère grec orthodoxe de l’île de Büyükada ou ceux qui fréquentent la synagogue du mont Carmel, au-dessus de la ville de Haïfa, en Israël?

 

M.P.: Ils sont attirés par une figure sainte, comme le prophète Elie ou saint Georges par exemple, dont ils partagent les croyances ou qui font partie de leur «panthéon». Mais ce sont aussi les lieux saints, en eux-mêmes, qu’ils recherchent. Ces lieux sont censés receler une forme de puissance sacrée – plus forte que celle des lieux de culte – car ils sont habités par une figure, par une grâce ou un rayonnement qui font que les vœux peuvent y être plus facilement exaucés. Les pèlerins viennent, avant tout, rechercher une guérison, d’un enfant ou d’un parent, ou pour tenter de se défaire d’un mauvais sort. Ils peuvent aussi avoir des attentes très pragmatiques comme celles de réussir un examen, de trouver un travail ou de se marier. Quand une efficacité rituelle est constatée dans un lieu quelle que soit son étiquette religieuse, ces fidèles osent traverser la frontière religieuse, sans jamais, pour autant, se convertir ou changer d’affiliation.


“On ignore souvent que Marie représente pour les musulmans, avec la fille du Prophète, l’un des modèles de perfection féminine et maternelle.” – Dionigi Albera

Qu’est-ce qui rend possible la coexistence et les échanges entre fidèles des trois monothéismes?

 

M.P.: Il n’y a pas de recettes toutes faites! Le bon voisinage est sans doute une condition essentielle. Quand les communautés vivent en bonne intelligence et à proximité dans la durée, les conditions de coexistence émergent, car les interactions sont possibles. Si le communautarisme est tel que l’on vit dans la peur de l’autre, ces rapprochements deviennent alors impossibles. Pendant des siècles, en Orient, dans les Balkans ou au Maghreb, il y a eu des relations de voisinage et d’échanges entre des minorités qui ne jouissaient pourtant pas des mêmes droits. Dans le souk d’Essaouira au Maroc, par exemple, les femmes juives et musulmanes se côtoyaient au quotidien et échangeaient leurs conseils concernant une attente précise, en allant visiter tel saint ou tel rabbin. Les «Eglises», au sens génériques d’institutions, ont cependant tendance à vouloir encadrer ces croyances, ces lieux et ces pratiques, en les rendant suspects et déviants.

Monastère de Saint-Georges, Istanbul. Visiteuses bloquées dans les fils votifs. (Manoël Pénicaud)

Les trois monothéismes partagent certains rites, certaines croyances mais aussi certaines figures religieuses clés dont celle de Marie qui aurait joué, soulignez-vous, un rôle de pont entre chrétiens et musulmans…


D.A.: On ignore souvent, en effet, que Marie représente, pour les musulmans – avec la fille du Prophète – l’un des modèles de perfection féminine et maternelle. Elle est la seule femme nommément citée dans le Coran. Et ce plus souvent (34 fois) que dans le Nouveau Testament (19 fois). Elle est présentée comme la mère du prophète Jésus, l’un des plus grands prophètes de l’islam mais qui n’est pas fils de Dieu. Depuis la naissance de l’islam, de nombreux lieux chrétiens dédiés à la Vierge ont été investis par des visiteurs musulmans. Par des femmes surtout, car Marie concentre toutes les attentes liées à la maternité et à la fertilité. Nous montrons également, dans l’exposition parisienne, qu’à Bethléem, la basilique de la Nativité est visitée, aujourd’hui encore, par des musulmanes qui viennent y prier et y chercher une aide pour enfanter ou protéger leur enfant.


Quels rôles ont pu jouer ceux que vous appelez, dans l’exposition, les bâtisseurs de paix – Louis Massignon (1883-1962) particulièrement – dans les rapprochements entre traditions religieuses?

 

M.P.: Louis Massignon est un grand islamologue catholique français. Il ne s’est pas converti à l’islam contrairement à ce que croient certains. A sa mort, on a dit qu’il était «le plus grand chrétien parmi les musulmans et le plus grand musulman parmi les chrétiens». Tout en étant professeur au Collège de France, il a été l’un des précurseurs du dialogue interreligieux et n’a cessé de prôner la «réconciliation» des trois monothéismes. Il a dédié sa vie à la connaissance et à la compréhension de l’islam en France. Massignon soulignait que «pour comprendre l’autre, il ne faut pas se l’annexer, mais devenir son hôte». L’hôte est à la fois celui qui reçoit mais aussi celui qui est reçu. Nous présentons dans l’exposition le pèlerinage islamo-chrétien des Sept Dormants que Massignon a créé en Bretagne en 1954, juste avant la guerre d’Algérie.


Il s’est engagé en essayant d’inventer, contre vents et marées, un lieu permettant une participation musulmane dans un petit pèlerinage catholique qui n’était pas dédié à ce genre de rencontres. Le pèlerinage existe encore aujourd’hui même s’il s’est transformé. C’est lors de cet événement islamo-chrétien que j’ai rencontré, en 2007, un autre bâtisseur de paix, Paolo Dall’Oglio qui se rendait sur la tombe de Massignon. Le père Dall’Oglio, jésuite italien et disciple spirituel de Massignon, avait restauré en Syrie le monastère désaffecté de Mar Mûsa pour en faire un lieu d’hospitalité ouvert aux musulmans. En 2012, il a été expulsé de Syrie avant d’y revenir clandestinement en juillet 2013. Il a été capturé à Raqqa par l’Etat islamique alors qu’il tentait de faire libérer des otages chrétiens et musulmans. On ne sait pas, aujourd’hui, s’il est vivant ou mort.


Avez-vous bon espoir que de tels lieux se multiplient dans les années à venir?

 

D.A.: On ne peut nier qu’il existe, depuis le XXe siècle et en ce début de XXIe siècle, une tendance de fond au déclin de ces lieux saints partagés. Au Maghreb où les lieux judéo-musulmans étaient très nombreux, ceux-ci se comptent, aujourd’hui, sur les doigts de la main. On observe, parallèlement, des cas de résistance, de recomposition ou de renouvellement, dont témoigne notamment le sanctuaire orthodoxe de l’île de Büyükada, qui est un lieu saint en plein essor. Nous recensons aussi des initiatives qui se situent dans le fil de celles de Massignon. Des tentatives de dialogue interreligieux, visant à ouvrir des portes et à initier des rencontres et des croisements. Nous avons mis en exergue, l’une d’entre elles dans l’exposition parisienne House of One qui devrait être construite prochainement à Berlin. House of One, qui réunira une église, une synagogue et une mosquée sous un même toit, pourra peut-être servir de modèle à d’autres initiatives de ce nouveau genre.

Tisseurs et bâtisseurs de paix


Une croix, un chandelier à sept branches et un croissant de lune ont été gravés, côte à côte, dans la pierre de la façade de l’église abbatiale d’Aiguebelle (Drôme). C’est cette photo, symbole de coexistence entre les trois monothéismes, qui figure sur l’affiche de l’exposition Lieux saints partagés, visible à Paris, au Musée national de l’histoire de l’immigration. Après avoir été créée en 2015 à Marseille au Mucem, elle a été montrée durant l’hiver 2016-2017, à Tunis au Musée du Bardo, puis, depuis le 23 septembre dans trois musées de Thessalonique. C’est une version complètement réécrite, associant anthropologie, histoire, histoire de l’art et création ancienne et contemporaine, qui est présentée, jusqu’au 21 janvier, sur les bords de Seine au Palais de la Porte Dorée.


Cette remarquable exposition montre, photos, vidéos, cartes, œuvres et objets d’art à l’appui, quelques lieux saints partagés où des fidèles de traditions différentes prient ensemble. «La concurrence et la détestation réciproque ne sont pas inscrites dans l’ADN des «cultures» religieuses, en Méditerranée comme ailleurs», insistent les commissaires Diogini Albera et Manoël Pénicaud.


Le visiteur est invité à un voyage palpitant qui débute en Terre sainte, à Jérusalem, à Hébron et à Bethléem notamment, se poursuit dans des îles grecques et turques, fait étape dans quelques oasis disséminées de part et d’autre de la Méditerranée avant de s’achever en Allemagne. A Berlin, où sera construite prochainement une «Maison de prière et d’enseignement des trois religions».


Une dernière section, tout à fait passionnante, est consacrée à quelques bâtisseurs de paix dont André Chouraqui (1917-2007), le traducteur de la Bible et du Coran, issu d’une famille juive séfarade et Khaled Bentounes (né en 1949 à Mostaganem en Algérie), guide spirituel de la «confrérie» soufie Alâwiyya, auquel on doit notamment la création, en 1999, de l’association Terre d’Europe, trait d’union entre l’islam et le monde occidental. – E.T.

«Lieux saints partagés – Coexistences en Europe et en Méditerranée», Musée national de l’histoire de l’immigration, Paris, jusqu’au 21 janvier 2018.

 

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