23.11.2015 | Propos recueillis par Matthieu Stricot

Edwy Plenel: "Nous devons inviter les musulmans à faire chemin avec nous"

Alors que la tentation est aisée et fréquente de multiplier les amalgames à l’encontre de la communauté musulmane, Edwy Plenel, président de Mediapart, écrit un hymne à la tolérance. Son essai Pour les musulmans* se veut une main tendue pour les musulmans de France. Avec l’objectif de construire la démocratie ensemble.

 

[Cet entretien a été réalisé avant les attentats du 13 novembre à Paris.]

 

 

À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, on entendait parler d’un « problème juif » en France. Aujourd’hui, des personnalités comme Éric Zemmour ou Alain Finkielkraut évoquent un problème de l’islam en France. Y-a-t-il de quoi s’inquiéter ?

 

Bien sûr. Il ne s’agit pas d’une comparaison avec le nazisme ou la solution finale. Le parallèle est à établir avec la fin du XIXe siècle lorsque, dans une crise de la modernité, s’est installée une idéologie nouvelle sur fond de vieil antijudaïsme chrétien et d’antisémitisme contemporain. Un préjugé voyait dans les juifs l’argent, la puissance sans frontières, alors qu’il y avait des communautés juives misérables en Europe centrale. S’est ainsi installée l’idéologie de l’inégalité, de la hiérarchie entre les cultures, les civilisations. Cette idéologie potentiellement meurtrière oublie une part de l’humanité. On a ainsi tourné la tête au sort des juifs, puis à celui de toutes les minorités et dissidents. Aujourd’hui, l’islam est devenu le bouc-émissaire principal dans les discours intellectuels, politiques et médiatiques. L’installation d’un préjugé dans les débats publics est un poison qui met une partie du peuple en guerre contre lui-même.

 

Les laïcistes comme les conservateurs affirment que l’islam est incompatible avec la République. Ce discours est-il antidémocratique ?

 

Ce sont des discours purement idéologiques. Les laïcistes sectaires qui s’opposaient à la loi de 1905 voyaient la religion catholique pareillement incompatible avec la démocratie et la République. Ils oublient aujourd’hui que l’humanité fait toujours mouvement. L’islam dans le monde est d’une grande variété de pratiques et d’appartenances. Pour moi, les laïcistes sont profondément antirépublicains car la République n’est pas figée. Dans sa Constitution, notre République est dite démocratique et sociale, sans privilège d’origine, de croyance, sans distinction d’appartenance ou d’apparence. L’évènement de 1905, ce fut la reconnaissance des minorités. Si elle a oublié l’islam à cause des aveuglements du colonialisme, la loi a reconnu le protestantisme et le judaïsme à égalité avec le culte catholique. Le culte majoritaire a vu naître le christianisme social. Nous devons inviter les musulmans à faire chemin avec nous pour inventer un agenda social et démocratique. En le leur refusant, ces soi-disant républicains immobilisent la République. Ce blocage est au cœur de la crise française actuelle.

 

Pourquoi la loi de 1905 n’est-elle pas appliquée comme elle le devrait ?

 

Depuis 30 ans, il existe une régression. La xénophobie et l’islamophobie ne viennent pas de la base, mais de nos élites. N’étant plus à la hauteur des défis du moment, elles ont désigné des boucs-émissaires. Au début des années 80, les grèves ouvrières du secteur automobile ont été qualifiées de grèves musulmanes, voire islamistes, simplement parce que les ouvriers demandaient, parmi mille autres revendications, le droit d’avoir un lieu de prière. En 1983, les enfants de ces ouvriers, nés en France, ont voulu proclamer qu’ils étaient des citoyens français à part entière, lors de la Marche pour l’égalité et contre le racisme. Cette marche a été essentialisée en tant que « Marche des Beurs », comme s’il s’agissait une manifestation identitaire. Parallèlement, l’extrême droite est née car la gauche n’as pas tenu ses promesses et que la droite a côtoyé les extrêmes. Aujourd’hui, nous risquons de payer le prix fort de l’incompétence et du manque d’ambition de nos élites politiques, médiatiques et économiques. Il nous revient d’inventer le chemin des causes communes. Je pense que nous devons retrouver ici-bas une espérance partagée. On nous propose la fatalité de la condition, de l’origine, de la crise sociale, économique et écologique. Face à ces défis majeurs, la guerre des religions ou des croyants contre les non-croyants n’est pas notre problème central. Nous devons écrire l’agenda démocratique et social ensemble.

 

C’est ce que vous entendez lorsque vous affirmez que ce n’est pas la question musulmane qui se joue, mais la question française ?

 

Exactement. Un nouvel imaginaire politique se joue. Un blocage français s’est noué autour de la décolonisation. La perte de l’Empire a changé notre rapport de domination au monde, en même temps que s’imposaient des institutions verticales et présidentialistes. Ces deux tendances ont en commun le pouvoir et une identité unique, qui serait celle de l’uniformité, de l’assimilation, d’une identité française à racine unique fantasmée. Nous devons déverrouiller cela en affirmant la réalité de la France : sa pluralité linguistique, culinaire, musicale, régionale... Nous devons aussi le traduire dans une pratique politique qui ne serait plus celle du présidentialisme, du choix d’un seul, de la servitude volontaire. Il nous faut un autre imaginaire de la démocratie, qui ne serait pas seulement la loi de la majorité, mais le souci des minorités, le respect de la délibération et de la participation. Il faut avoir l’intelligence de notre révolte. Nous devons proposer un idéal politique supérieur, qui rassemble.

 

On a parfois l’impression que nos concitoyens musulmans seraient pris en étau entre les islamophobes et les intégristes...

 

C’est une vision de l’extérieur. Les principales victimes du totalitarisme se réclamant de l’islam sont des musulmans. Nous n’avons pas à leur demander d’être les premiers à se désolidariser des intégristes. Nous devons leur tendre la main pour que s’affirme un islam européen dans sa persité. Un islam critique et spiritualiste, qui combatte en leurs racines ces idéologies totalitaires. Mais comment combattre ces dernières quand nos gouvernants ont comme principal allié l’Arabie saoudite, une monarchie obscurantiste wahhabite, ou s’allient à des dictatures militaires comme l’Égypte du maréchal Sissi, symbole même des contre-révolutions qui affrontent les peuples ? Il faut inviter nos compatriotes d’origine musulmane, qui maîtrisent ces questions, à parler de tout cela. Mon livre Pour les musulmans n’est pas un message de compassion pour des victimes. C’est un livre d’égal à égal, pour dire aux musulmans qu’ils doivent revendiquer le droit d’être Français et musulmans. On ne combattra pas ces idéologies totalitaires par une version punitive et sécuritaire de la République. Nous devons proposer nous-mêmes un idéal, une espérance. Les religions doivent sonner l’alarme.

 

Que peuvent apporter les valeurs musulmanes à la société française ?

 

Je n’ai pas la culture religieuse suffisante pour en parler avec précision. Mais il suffit d’écouter des musulmans spiritualistes de tradition soufie, ou même de lire l’islamologue Tariq Ramadan, malheureusement diabolisé de façon injuste, sur les questions d’éthique dans l’islam. Il suffit d’écouter les admirables homélies du pape François sur la question des migrants ou celle du poids de la finance... Au cœur des espaces religieux, il y a toujours une tradition à mettre en chemin : celle qui n’est pas du côté du cloisonnement, mais du côté du prochain. Nous devons retrouver notre humanisme commun, face à ces sectarismes qui naissent au cœur du religieux, comme ceux qui ont pu naître au XXe siècle autour des « religions de salut terrestre » : les totalitarismes. Je pense notamment au stalinisme qui, étant sans Dieu, n’en était pas moins meurtrier et ancré dans des logiques de croyances, donc d’aveuglement.

 

Notre démocratie a-t-elle besoin de plus de spiritualité ?

 

Je crois qu’il y a de la spiritualité dans l’engagement. Pour certains, l’espérance en un monde qui nous dépasse. Pour moi, elle est ici, dans le souci de la nature, dont l’homme est comptable. Nous sommes l’espèce la plus destructrice. Peut-être que, dans la formule de Malraux affirmant que « le XXIe siècle sera religieux », nous devons comprendre qu’il s’agit de « retrouver cette dimension d’espérance concrète ». Non pas un royaume des cieux qui nous habituerait à être résignés, mais une espérance partagée, dans la spiritualité religieuse ou laïque. Nous nous retrouvons sur la nécessité d’agir aujourd’hui, car nous sommes en péril. Nous vivons une immense crise de nos civilisations, et de la Terre elle-même. Il faut nous ressaisir, nous accorder sur le fait qu’il faille agir ensemble, et ne pas croire que nous serons sauvés plus tard. Il faut nous sauver ici-même.

 

(*) Edwy Plenel, Pour les musulmans, Éd. La Découverte, septembre 2014, 124 p., 12 €.

 

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