21.03.2016 | Le Point | PROPOS RECUEILLIS PAR CATHERINE GOLLIAU

INTERVIEW. Cheikh Khaled Bentounes, maître de la tarîqa 'Alâwiyya

Cheikh Khaled Bentounes défend un islam synonyme d'ouverture et de liberté. Pour ce partisan du dialogue, le dogmatisme est un frein à la religion.

 

Le Point : Qu'est-ce que le soufisme ?

 

Cheikh Khaled Bentounès: Un enseignement ésotérique qui se transmet de génération en génération depuis le Prophète Mahomet et ses Compagnons. Il repose sur le principe que l'homme est d'abord une conscience qu'il faut nourrir et éveiller. Pour cela, il doit se rapprocher de son propre centre, s'orienter vers son unicité et, à partir de là, s'élever vers Dieu, réalité ultime.

 

Comment est née votre confrérie, la tarîqa 'Alâwiyya ?

 

C. K. B. : Les tarîqa se sont organisées en écoles à Bagdad sous la dynastie abbasside aux IXe et Xe siècles, puis elles ont essaimé en Inde, en Perse, en Asie, au Maghreb, en Andalousie et en Afrique noire. La 'Alâwiyya se rattache à laShâdhiliyyaapparue au XIIIe siècle, puis à laDarqâwiyyaauXVIIIe siècle au Maroc. Elle s'est développée dans la petite ville côtière de Mostaganem, entre Oran et Alger, sous l'impulsion du cheikh al-Bûzaydî, le maître de mon ancêtre le cheikh al-'Alâwî, mort en 1934, et qui a donné son nom à la confrérie.

 

En 2009, votre livre Soufisme, l'héritage commun, paru en Algérie, a été considéré comme blasphématoire et retiré de la vente. Le soufisme serait-il contraire à l'islam ?

 

C. K. B. : Le soufisme est le coeur de l'islam. Je m'étais contenté de publier dans cet ouvrage des photos du début du XXe siècle montrant notamment le tombeau mecquois de Khadîja, première femme de Mahomet. Or ce tombeau, comme d'autres vestiges anciens, a été détruit par les wahhabites... On m'a aussi reproché d'avoir désobéi à la loi de la représentation en islam en publiant des miniatures dont

l'une montrait notamment la crucifixion, en 922, du mystique soufi al-Hallâj. Mais ces miniatures sont extraites de manuscrits anciens, preuve que cette interdiction ne s'est pas toujours appliquée... Le dogmatisme est un frein à la religion. Celle-ci est un chemin, non un but : elle n'a de sens que si elle permet de s'approcher du pin, sinon elle enferme dans une idéologie qui amène à rejeter l'autre. Or cet autre est le miroir qui renvoie en permanence vers ce que l'on est. La religion doit être ouverture et liberté.

 

La liberté est-elle essentielle dans le soufisme ?

 

C. K. B. : Certainement. Ce n'est pas un hasard si l'oiseau est pour lui un symbole si important : libre de voler, il incarne la confiance dans la vie et dans Dieu. Le soufi s'affranchit de la réalité contingente, car il sait que celle d'aujourd'hui n'est pas celle de demain. Tout change.

 

Le soufi respecte-t-il les injonctions et les rites de l'islam ?

 

C. K. B. : Bien sûr. Mais comment rendre ces rites vivants ? L'homme est à l'image de l'univers. De lui émanent vibrations et énergies toujours en mouvement : rien n'est figé. La quête du soufi est d'arriver à la perception de l'immanence et de la transcendance pine, ici et maintenant, tout en conciliant ce qui semble inconciliable. La prière rituelle est le moyen de s'intérioriser et d'entretenir une relation d'amour avec la réalité pine. Le Prophète a dit : celui qui connaît son moi connaît son Seigneur. On est le témoin de soi-même avant de l'être pour les autres. Adorer Dieu, le prier, comme l'exige le Coran, c'est nourrir son âme. Comment cette démarche peut-elle se figer dans un rituel ?

 

Vous dirigiez une entreprise en France quand, à 25 ans, vous êtes devenu le 45e cheikh de la 'Alâwiyya. Grâce ou légitimité dynastique ?

 

C. K. B. : Je suis venu en 1975 à Mostaganem assister à l'enterrement de mon père. Les anciens m'ont alors choisi comme son successeur. Je ne vous cache pas que ce fut pour moi un choix de vie très difficile, mais je ne le regrette pas.

 

La richesse de la 'Alâwiyya est critiquée en Algérie. Les confréries représentent un vrai pouvoir économique.

 

C. K. B. : Certes, mais elles jouent aussi un rôle social important et l'argent est redistribué à la communauté. Comme toutes les tarîqa, la 'Alâwiyya est financée en partie par la zakât, l'aumône due par tout musulman, et par les revenus des biens de mainmorte qui sont inaliénables, des terrains cultivables et des commerces qui sont loués et dont une partie d'ailleurs a été nationalisée en 1970. La 'Alâwiyya est une école de pensée spirituelle et religieuse qui contribue à de nombreuses oeuvres sociales. Elle est ainsi à l'origine de la première fondation pour le développement durable en Algérie. Elle tente, dans ce cadre, de réhabiliter la culture de l'arganier, un arbre qui produit une huile recherchée et combat la désertification. Je suis aussi à l'origine de la création en 1990 des Scouts musulmans de France, puis de la Fédération des scouts musulmans d'Europe.

 

Les confréries jouent-elles un rôle politique ?

 

C. K. B. : Elles ont permis de maintenir l'identité arabo-musulmane, notamment pendant la colonisation. Des généraux français ont affirmé qu'on ne pouvait soumettre totalement l'Algérie tant qu'elles exerceraient leur influence sur la population. Après avoir lutté contre elles, le pouvoir colonial a essayé de les récupérer. Mais on s'est toujours méfié de ces cheikhs dont les discours pouvaient être plus dangereux que ceux des réformistes islamistes. En 1924, mon arrière- grand-père fut l'un des premiers à lancer en Algérie des journaux en langue arabe pour préserver un islam authentique et ouvert. Après l'indépendance, sous Houari Boumédiène, mon père fut jeté sans jugement en prison.

 

Mais aujourd'hui ?

 

C. K. B. : Nous sommes libres et sans compromission. Je souhaite personnellement que les zaouïas, les centres spirituels et éducatifs de la tarîqa, soient des espaces de dialogue et de médiation. Les politiser, c'est les polluer.

 

Quelles relations entretenez-vous avec les autres religions ?

 

C. K. B. : En 1948, mon grand-père a créé la première association pour le dialogue interreligieux, Les amis de l'islam. Nous avons préservé ces relations. Mgr Claverie, l'évêque d'Oran assassiné en 1996, était un ami, comme les moines de Tibhirine. Il est clair que cette volonté de dialogue dérange certains. Mais pour la plupart des Algériens, nous représentons moins un mouvement religieux qu'une référence à un islam de dialogue. Mostaganem est la ville qui a connu le moins d'horreur pendant la guerre civile. Un groupe du GIA s'était installé en face de la zaouïa. Ils avaient beau être contre le soufisme, ils ne nous ont pas agressés.

 

Le soufisme attire de plus en plus les Occidentaux, notamment les Français. Cherchez-vous à convertir de nouveaux adeptes ?

 

C. K. B. : L'important n'est pas que les gens se convertissent au soufisme, mais qu'ils adhèrent à cette quête de soi qui leur permettra d'atteindre l'essentiel et de donner du sens à leur vie. Que chacun trouve sa voie et sa mesure, et qu'on arrête de vouloir convaincre ou convertir. Il faut admettre que le positif et le négatif sont en chacun de nous et ne pas se cacher derrière la religion, la politique, l'intérêt suprême de l'État, la supériorité de la race ou de la culture. La vérité est un soleil qui éclaire tous les points à la fois. Le piège, c'est de se prendre au sérieux...

 

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