03.08.2017 | Cheikh Khaled Bentounes : interview accordée au journal Algérien Al-Watan.

 

Cheikh Khaled Bentounes, guide spirituel de la Tariqa Alawiyya :
« L’islam n’est pas un catalogue de prescriptions. »

Dans cet entretien, le cheikh Khaled Bentounes, guide spirituel de la confrérie Alawiyya depuis 1975, dissèque avec lucidité les grandes plaies de notre époque, entre violences, conflits, mondialisation sans âme, crise des réfugiés et montée des extrêmes. Il interroge également les sociétés musulmanes, majoritairement engoncées dans une religiosité étriquée et spirituellement desséchée, réduisant l’islam à un «catalogue de prescriptions» et d’interdits. Fidèle à ses convictions humanistes, le cheikh Bentounes plaide pour une culture du «vivre-ensemble» dont la clef de voûte est «l’éducation à la paix». Pour lui, la paix n’est pas un vœu pieux mais un programme d’action. «C’est même le programme le plus urgent», insiste-t-il.

Vous militez ardemment depuis quelques années pour l’institution d’une «Journée internationale du vivre-ensemble» sous l’égide de l’ONU. Où en êtes-vous avec cette initiative ?

Ça avance mais avec difficulté. Vous savez, avec un sujet et un objectif comme celui-là, les gens, d’emblée, n’y croient pas. Donc, il faut les persuader. Il y a un moment disons… de réflexion parce qu’on a affaire à des Etats. Il y a des personnes qui adhèrent. Mais faire adhérer des Etats, ce n’est pas simple.

On sait que le monde est bâti sur des intérêts égoïstes. Alors, il faut convaincre les uns et les autres que c’est dans l’intérêt de tous, que personne n’a le tout, que chacun a une partie, et qu’il est impératif de mettre ces parties en synergie, les unes avec les autres, pour qu’on puisse préparer l’avenir. Parce que nous, notre prétention, ce n’est pas de changer le monde mais de donner au moins un sens aux générations à venir.

Comment vont-elles vivre dans un monde où la société humaine s’entredéchire ? Où le pauvre n’a pas sa place, où la puissance des puissants ne fait qu’augmenter, et où des peuples entiers, qu’ils soient du Nord ou du Sud, sont en détresse ? Tout le monde est embarqué dans la même galère. Nous essayons de semer une espérance, une graine d’espoir chez nos jeunes filles et nos jeunes garçons. Nous veillons à ce qu’ils aient au moins l’espoir que leurs descendants ne vivront pas dans un monde de sang, un monde de violence, d’incompréhension et de domination.

C’est peut-être idéaliste, mais nous n’avons rien à perdre. Nous avons essayé tous les systèmes, tous les communismes, tous les socialismes, tous les capitalismes, tout ce qu’on veut, et on est toujours au même point. Nous n’arrivons pas à nous comprendre, nous n’arrivons pas à redonner à l’humanité du sens en nous. L’humanité demeure un terme philosophique, abstrait, métaphysique, mais il n’est pas concrétisé, il n’est pas juridique, ce n’est pas une personne, ce n’est pas quelque chose qui peut parler, qui peut se défendre, parce que nous nous excluons les uns les autres, alors que nous sommes les membres de ce corps qui s’appelle «l’Humanité».

Comment lui donner une raison d’être ? Et comment partager entre nous le savoir, les connaissances, ces avoirs gigantesques qui sont chez les uns et qui ne savent pas quoi faire avec sinon acheter des armes pour se battre encore ? Et d’autres qui, au lieu d’employer cette technologie au bien-être de l’humanité, l’emploient à fabriquer des armes encore plus sophistiquées et des engins de mort encore plus puissants.

Il y a un moment où chacun de nous doit se poser la question : de quel côté je suis ? Est-ce que je fais partie de ces êtres humains qui cherchent égoïstement à vivre en paix, dans un environnement de paix, et à partager l’air, l’eau, la terre et tout ce qu’elle nous donne comme fruits, comme énergie, comme produits, équitablement, dans la mesure du possible ? Il est primordial de mettre cette éducation à la paix comme fondement de la construction de la personne humaine.

Il faut qu’elle soit inscrite dans nos écoles, dans notre pédagogie, de sorte que nos enfants grandissent avec l’affirmation que nous sommes UN, que nous formons une humanité malgré nos différences, malgré nos multiples philosophies, religions, langages, couleurs. Et personne d’entre nous ne peut vivre en dominant l’autre. Passons du système pyramidal où il y a une élite qui détient tous les avoirs et tous les pouvoirs, à un autre système : le concept du cercle où nous sommes à égale distance du centre.

Cela veut dire à égale distance en termes de dignité, il n’y a pas de race supérieure ; il n’y a pas de race d’esclaves et de race de maîtres. Donc, comprenons qu’il est dans notre intérêt d’œuvrer pour ce «Mieux-vivre-Ensemble» et de l’inculquer par la culture de la paix. Pourquoi il y a des académies de guerre, des académies de football, des académies de billard, des académies de tout ce qu’on veut, sauf celle de la paix ?

Au-delà de la dimension symbolique, solennelle, dans le fait d’instituer une Journée internationale du vivre-ensemble, quel est, concrètement, le «contenu» de ce vivre-ensemble ? Comment l’envisagez-vous d’un point de vue, disons, procédurier ?

L’aspect procédurier est d’une simplicité presque enfantine. Il faut commencer par poser les fondements de ce vivre-ensemble. Sur quoi va-t-on l’ériger ? D’abord, sur la dignité et le respect de chaque être. Ça, c’est la première des choses. Deuxième point : on constate que la religion est devenue un prétexte pour s’opposer les uns aux autres. Et c’est surtout l’islam qui est aujourd’hui montré du doigt.

Quelle est la responsabilité des religieux dans la paix ? Il faut qu’ils le disent, il faut qu’on les entende tous, quelle que soit leur confession, y compris ceux qui disent n’avoir aucune religion. Quelle est leur responsabilité vis-à-vis de la paix ? Troisième point : l’éducation. Il faut absolument introduire cette éducation à la paix dans les écoles, sinon on n’avancera pas.

L’ONU a fixé 17 objectifs à l’horizon 2030, les fameux ODD (les Objectifs du développement durable, ndlr). Nous souhaitons lier chacun de ces objectifs au vivre-ensemble. Il y a ceux qui ont la technologie, ceux qui ont le savoir, ceux qui ont les moyens financiers, ceux qui ont la jeunesse, ceux qui ont des territoires… Comment réunir toutes ces possibilités ?

L’Afrique est le continent le plus riche. Comment se fait-il qu’il soit devenu le plus pauvre ? Avec toutes les ressources dont il dispose : les richesses énergétiques, minières, le bois, les océans, la pêche… les Africains partent par milliers, fuyant leur continent pour aller vers un Nord qui ne les accepte plus, qui ne veut plus d’eux. Et ils meurent par milliers. La Méditerranée est devenue le plus grand cimetière de notre époque.

C’est invraisemblable ! Et puis, comment mettre un terme à tous ces conflits qui coûtent à l’humanité 13% de l’économie mondiale ? Ça s’est chiffré à 1400 milliards de dollars en 2015 ! Vous imaginez ? Ce sont des chiffres de l’ONU. Pourquoi on investit dans la guerre et qu’on n’investit pas dans la paix ?

Pour vous, la paix ne doit pas être un vœu pieux mais un programme, de l’action…

Et comment ! C’est même le programme le plus urgent. Nous avons des défis de toutes sortes, des défis climatiques, des défis de populations… Il faut que notre réflexion vis-à-vis de notre conscience puisse au moins donner une direction, un sens à l’humanité. Quel est le sens de notre vie ? Posséder de l’argent ? Des milliards ? Pour en faire quoi ? Ceux qui les ont, regardez ce qu’ils font avec. Ça devient une nuisance. Des pays investissent dans des groupes en les armant ; ils profitent des faiblesses de certains Etats pour les détruire.

On a détruit des pays entiers. La Libye est détruite, la Syrie est détruite, l’Irak est détruit, le Yémen est détruit, l’Afghanistan est détruit. En Afrique, tout le Sahel est déstabilisé. Où on va avec ça ? Sans parler de la détresse des réfugiés, ces malheureux qui subissent la damnation du monde parce que leurs pays sont détruits, leurs maisons sont détruites, leurs récoltes sont détruites.

Ce sont des pays qui sont rasés pratiquement. Il y a des donateurs généreux, mais c’est comme si on versait de l’eau dans un puits sans fond. Avec le problème climatique, les choses vont s’aggraver. La sécheresse va chasser des peuples entiers de leurs territoires. Pour d’autres, c’est la menace des inondations. Des contrées entières vont disparaître sous l’eau.

Et nous sommes en même temps confrontés à une mondialisation cynique aux effets pervers...

Nous sommes pris dans un piège : la mondialisation sans âme. Et si on lui donnait un peu d’âme ? Qui peut aujourd’hui faire marche arrière ? Le problème est là. Echapper à la globalisation du monde, de l’économie, de la finance, est devenu pratiquement impossible. Donc, comment lui donner une âme à cette mondialisation ? Comment l’humaniser ? Comment faire pour que l’humain l’emporte sur l’inhumain ? Ça, c’est le véritable défi de notre époque.

Le défi est de savoir si nous sommes capables de trouver des solutions urgentes ou si on va accepter que des pays puissants soient gouvernés par des gens qui n’ont aucune conscience et qui continuent à croire qu’en possédant des milliards de dollars, pour leur propre profit ou le profit de leur pays, en les enlevant au reste du monde, aux plus pauvres, peut encore marcher. ça, c’est fini, parce qu’avec l’interconnexion à travers l’internet, à travers les réseaux, tout se sait, on ne peut plus rien cacher. Et n’importe qui peut devenir lui-même une arme de guerre. Il y a des gens qui prennent leur voiture, et ça devient un outil de guerre. Regardez ce qui s’est passé à Nice le 14 juillet de l’année dernière.

Pourquoi s’accroche-t-on à des utopies destructrices, d’après vous ?

Observez le monde, c’est le miroir aux alouettes. On perd ses racines. Et là, on revient à la culture, à l’éducation. La culture joue un rôle fondamental. L’homme perd le sens des réalités qui l’ont fait, son histoire. Nous ne retenons rien de notre histoire. On vient de célébrer le 55e anniversaire de notre indépendance.

Où en sommes-nous par rapport à notre enracinement, par rapport à notre culture, notre personnalité, notre identité ? C’est quoi notre identité, elle est faite de quoi ? De bric et de broc. Tout ce qu’un Algérien ou une Algérienne trouve, c’est de revenir à l’islam. Et là, qu’est-ce qu’on voit ? La religion est devenue une espèce de catalogue de prescriptions : qu’est-ce que je mange, qu’est-ce que je ne mange pas, comment je m’habille, comment je me brosse les dents, comment je me lave, en oubliant le sens de tout ça.

On est dans la fétichisation du religieux, vous ne pensez pas ?

 

Absolument. Et on a transposé l’existence vers un ailleurs qui est le paradis, oubliant que Dieu nous a donné tous les moyens pour créer ce paradis ici et maintenant. Le Prophète – que la Paix et le Salut d’Allah soient sur lui – a dit : «Mourez avant de mourir». Et c’est de la mort de l’ego qu’il est ici question.

Soyons au service les uns des autres. Que celui qui enseigne, enseigne avec conscience. Que celui qui gouverne, gouverne avec conscience. Que celui qui rend la justice, la rende avec conscience. Tout doit nourrir sa propre conscience qui devient le lien avec l’absolu. Ce n’est pas un comportement mécanique. Ce n’est pas le fait de se prosterner cinq ou dix fois ou d’aller faire cent pèlerinages qui est le plus important.

La question est de savoir si cela nourrit notre état intérieur, donc notre conscience. En quoi cela améliore nos qualités humaines ? En quoi cela nous pousse vers le «bel-agir», «el ihssane», le bonne conduite, dans la relation à l’autre, la relation à nos familles, l’homme avec la femme, la femme avec l’homme, le père et la mère avec les enfants, les familles entre elles dans le voisinage, le quartier, le pays, les nations, et ainsi de suite… C’est tout un travail.

Regardez autour de vous. Nous avons perdu le sens de la beauté. Pourtant, Dieu est beau et aime le beau dit le Prophète. Dieu est présent dans sa création. Celle-ci est le miroir du divin. Nous n’apprenons pas à nos enfants la sacralité de la vie alors que le pèlerinage a été précisément institué pour ça. Pourquoi ce lieu est appelé «bayt Allah el haram» ? Qu’est-ce qui est «haram» (interdit) là-dedans ? Il s’agit de ne pas porter atteinte à la vie. Ni à la vie d’un être humain, ni à celle d’un animal, ni d’un végétal. Même le minéral est protégé. Nous, nous avons fait du haram le contraire.

A tel point que des attentats ont été commis au sein même de La Mecque. On a même détruit la tombe de Khadidja, l’épouse du Prophète...

Oui, et il n’en reste plus rien, ni d’elle ni de la maison du Prophète lui-même. Tout a été rasé. Aujourd’hui, à la place, on a des tours en acier et en verre, et le pèlerinage est devenu une sorte de Disneyland. Les gens vont là-bas pour faire des selfies. Certains y vont parce que les pierres y sont les moins chères du monde.
La bourse des pierres précieuses s’est déplacée d’Anvers pour s’installer à La Mecque. Les gens allaient là-bas pour la quête du savoir et comprendre à travers le pèlerinage la notion de l’unicité, attaw’hid. A présent, on va là-bas pour consommer du hamburger halal, du coca halal, du Mecca-cola… C’est la société de consommation islamisée.

Et certains y vont pour se «laver les os» comme on dit, se refaire une virginité morale…

Pourquoi aller jusque là-bas pour «se laver les os» ? Dieu nous a donné les ablutions pour passer du monde profane au monde sacré. Qu’est-ce que cela signifie de se laver la bouche sinon pour que notre bouche se purifie des vilaines paroles que nous proférons. Les éléments du dogme eux-mêmes sont venus éduquer l’homme, lui donner une conscience.
Tous nos sens ont besoin d’être conscientisés : les oreilles, c’est pour entendre le bien, refuser d’entendre le mal. Quand on fait ses ablutions, on se rince les oreilles. Vous pensez que c’est une question d’hygiène ? Certes, l’hygiène, c’est important, mais c’est avant tout pour s’éveiller à soi, améliorer ses comportements. Où sommes-nous par rapport à cette éducation, par rapport à la culture Mohammadienne ?

L’esprit n’y est pas...

 

L’esprit n’y est pas parce qu’on ne l’apprend nulle part.

N’avez-vous pas le sentiment, justement, que c’est le littéralisme qui domine dans la pratique du culte ?

 

Parce que ceux qui ont la charge de l’enseigner, ils l’enseignent comme ça.

Faut-il donc revoir l’enseignement de la religion ?

Il faut tout revoir ! L’islam n’est pas un catalogue de prescriptions. L’islam est une éducation d’éveil. Il nous éduque avant tout à la bienveillance vis-à-vis d’autrui. Le musulman, c’est celui dont on ne craint ni la main ni la bouche. Arrêtons de jouer à ce jeu, c’est un suicide collectif. On est en train de se suicider moralement, spirituellement. L’islam est en train de mourir en nous.

On l’a desséché spirituellement ?

 

Tout à fait. C’est devenu un islam d’héritage. A la base, l’islam, c’est une voie, la charia vient du mot «chari’e», qui signifie «chemin». C’est le chemin qui conduit vers la source. Quand l’imam Malik a écrit son fameux Al Mowatta’e, cela signifiait «ma watta’a», c’est-à-dire «ce qui aplanit les difficultés».
Nous, on l’a rendu que difficultés. Le Prophète dit : «Soyez des facilitateurs, ne rendez pas le chemin difficile ; annoncez les bonnes nouvelles, taisez les mauvaises.» Où nous en sommes de tout ça ? Nos enfants, on leur apprend «adhab el qabr» (les supplices de la tombe, ndlr) à l’école…

Le dogme est-il devenu un frein à l’épanouissement de l’âme ?

 

C’est nous qui en avons fait un frein alors que l’islam est venu pour nous émanciper, nous rendre plus humains, plus beaux. Nous l’avons enlaidi. J’ai retrouvé un manuscrit écrit à Tlemcen au XIIIe siècle, et qui nous apprend qu’il y avait 15 écoles juridiques musulmanes (madhahib) qui étaient enseignées à Tlemcen. Pas 4, mais 15, dont un madh’hab féminin conçu par une femme. Pourquoi on ne le dit pas ? Toutes les opinions avaient droit de cité en ce temps-là. Qu’est-ce que nous avons fait de tout ça ? Nous nous en sommes détournés et nous nous sommes cloîtrés dans l’enfermement.

En parlant de ce pluralisme doctrinal qui avait cours à Tlemcen, le contraste est saisissant avec ce que nous vivons aujourd’hui. Que pensez-vous par exemple de la persécution des Ahmadites ?

D’ailleurs, je ne sais même pas pourquoi. Cette affaire repose sur quoi ? Qu’est-ce que c’est que les Ahmadites ? Est-ce qu’on connaît leur histoire ? Je vous disais qu’il y avait 15 madhahib chez nous qui étaient enseignés au Djamaâ El Kebir de Tlemcen, au XIIIe siècle. Cela correspondait à une époque où l’islam gouvernait le monde.
Le monde parlait arabe. On maîtrisait tous les savoirs de l’époque : médecine, astronomie, géographie… Il y avait les premiers hôpitaux, les premières chirurgies de l’œil, c’était extraordinaire. Par rapport à ces gens-là, qui sommes-nous ? Certains se réclament d’«as-Salaf as-Salih» (les pieux ancêtres). Tiens, comment vivaient les premiers musulmans ? Quelle était la religion du peuple de Badr ?

Puisque le Coran n’était pas entièrement révélé, le hadith n’existait pas, les madhahib et les écoles juridiques n’existaient pas, le fiqh n’existait pas, alors qu’est-ce qu’il y avait ? En quoi étaient-ils les meilleurs ? Qu’est-ce qu’ils avaient de si extraordinaire pour mériter d’être des élus ? Et maintenant, d’aucuns s’acharnent à imposer une façon unique de faire la prière. Il y a un nivellement par le bas qui abolit toute différence.

Force est de reconnaître que vous avez un discours extrêmement séduisant, Cheikh Bentounes. Comment faire parvenir cet enseignement au plus grand nombre ? Les jeunes sont-ils attirés par le soufisme ?

Non, je ne le crois pas. Les jeunes aujourd’hui cherchent une parole qui correspond à un besoin urgent de comprendre les choses. Je ne crois pas qu’ils soient attirés par le soufisme parce qu’il exige beaucoup de récitation (dhikr)… Les Soufis eux-mêmes, vu l’environnement dans lequel nous évoluons, s’éloignent de cette culture qui devient de plus en plus difficile à pratiquer.

C’est un enseignement ésotérique, réservé à une élite ?


Ecoutez, pour vous dire la vérité, en Europe, il y a dix fois plus de méditants, je dis bien dix fois plus, que dans nos pays musulmans. Il y a beaucoup de gens qui viennent pour des séances de méditation, qui sont en quête de retraite (spirituelle). En Asie, le tassawouf représente des centaines de millions de personnes, particulièrement en Indonésie, en Inde et au Pakistan.

Etes-vous invité à intervenir dans des cycles de formation au profit de nos jeunes imams ?


Je suis invité dans des colloques, dans des universités, mais moins dans le monde arabe. Je suis davantage sollicité dans le monde occidental, y compris au Canada. Je suis également invité régulièrement en Asie : l’Indonésie, la Malaisie, il y a aussi les Japonais qui m’invitent souvent. Cela dit, je crois que notre diaspora commence, même chez nos imams, à changer de regard. Je suis heureux de le constater de mon vivant : de jeunes imams de 30, 35 ans commencent à avoir un discours de réflexion.

Ils sont sensibles à cette parole ?

 

Ils commencent véritablement à avoir le sens critique. Ils ne débitent pas les choses comme des perroquets. Ils ne sont pas dans ce ressassement qui finit par tuer la conscience, qui finit par lasser les gens. Beaucoup de gens vont à la mosquée pour accomplir leur prière parce que pour eux c’est un devoir, et ils se sentent culpabilisés s’ils ne le font pas.

Ça n’a plus rien d’exaltant ?

 

Comment voulez-vous que nos jeunes puissent continuer dans cette voie ? Elle est sans issue. Le moment est venu de changer. Et ça passe encore une fois par l’éducation. En Andalousie, il était interdit d’apprendre le Coran aux enfants. L’enfant devait commencer par apprendre la poésie. Quand il va lire le Coran, il faut qu’il soit en mesure de le comprendre, et pour cela, il faut comprendre la subtilité de la langue.

Il fallait donc commencer par lui apprendre la langue, sa finesse. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans notre tête à l’heure actuelle. Nous réfléchissons à reculons. Nous allons à contre-courant de la vie. Nous préparons nos jeunes à mourir d’une façon ou d’une autre. Certains sont persuadés qu’en se tuant et en tuant les autres, ils mourraient en «chahid» et leur place serait assurée au paradis.

Qu’est-ce qui fait que beaucoup de jeunes soient fascinés par le radicalisme religieux ?

 

«Donnez-moi un idéal pour vivre», disait un philosophe. «Donnez-moi un idéal pour mourir.» Ces gens-là (les prédicateurs extrémistes, ndlr) ont trouvé des personnes déracinées, et ça marche. Parce que quelqu’un qui est dans l’ignorance, on peut lui inculquer n’importe quelle contre-vérité, il l’acceptera comme une vérité révélée.

On constate que de plus en plus de croyants vont chercher les fatwas sur les sites wahhabites ou à travers les nombreuses chaînes TV religieuses du Moyen-Orient…

Et ils vont s’empoisonner l’esprit avec, comme la nourriture qui vient empaquetée, et dont on ne connaît pas la composition. On va au supermarché, on achète le produit sans savoir comment il a été fabriqué. On le prend juste parce qu’il est écrit «halal» dessus. Le principal est que la bête soit égorgée. Mais comment elle a été nourrie, élevée ?
Ça, on n’en tient pas compte. La foi véritable commence par l’entendement. L’obéissance suit la bonne écoute. Qu’est-ce qu’on entend à notre époque ? Qu’est-ce qu’on entend quand on va dans nos mosquées, quand on regarde la télé ou quand on va sur Internet ? Refusons alors d’entendre des choses qui défigurent l’islam, qui nous dressent les uns contre les autres. Au XXIe siècle, on nous sort encore cette histoire de sunnisme contre chiisme ? Un piège aussi grossier ? C’est quoi ça !

 

Vous avez pris part récemment à une importante conférence internationale sur la «Responsabilité des religions dans la culture de la paix» qui s’est tenue à Berlin, et vous avez même rencontré à cette occasion la chancelière allemande Angela Merkel. Vous participez régulièrement, du reste, à de nombreuses rencontres qui s’inscrivent dans le dialogue interreligieux. Ces échanges sont-ils fructueux ? Cela fait-il avancer la cause de la paix ?


Bien sûr ! A travers le dialogue, on apprend toujours davantage les uns sur les autres. Mais la réalité est que nous sommes encore loin du compte. J’étais récemment au Vatican où j’étais invité à l’occasion de l’ordination du premier cardinal africain (Mgr Jean Zerbo, Archevêque de Bamako). J’ai échangé avec des archevêques, des personnalités proches du Pape, des évêques de différents pays… C’est pour vous dire que le dialogue pour moi est une nécessité absolue, pour se parler, pour se connaître. Je parle avec tout le monde, c’est mon principe.

Ils sont partants pour la Journée internationale du vivre-ensemble ?

 

Oui, il y a un grand intérêt pour cette cause, et notamment en Afrique. Il y a également l’Equateur qui nous soutient, le Costa Rica, il y a aussi les Canadiens… Je voudrais souligner à ce propos le rôle de la diplomatie algérienne et rendre hommage à M. Sabri Boukadoum, notre représentant aux Nations unies qui, dès le départ, a été à l’écoute et a sensibilisé les Affaires étrangères sur ce dossier.

Pour terminer, comment construire le vivre-ensemble à l’ère de Daech et de Donald Trump, Cheikh Bentounès ? Etes-vous confiant dans l’avenir proche avec cette polarisation des extrêmes ?

 

Au contraire, cela nous procure une énergie extraordinaire. On dit aux gens : regardez et choisissez. Prenez les couleurs et regardez comment le blanc tranche avec le noir. Il ne faut pas partir avec une énergie négative. On ne peut pas voir quelqu’un qui est malade et dire je ne peux rien faire. Au moins donne-lui un verre d’eau.

L’humain est malade, l’islam est malade, nous l’avons rendu malade. Et comme l’islam fait partie de l’humanité, sans l’islam, il n’y a pas de solution. Il y a 1,5 milliard de musulmans dans le monde, dont 35 millions en Europe. Qu’est-ce qu’ils vont devenir ? S’il n’y a pas de vivre-ensemble, comment allons-nous faire ?

Moi, je me bats pour mes enfants et mes petits-enfants, pour la génération future. Quand je vois un bébé, je me dis que je travaille pour lui. Nos prédécesseurs ont semé pour nous, et nous semons à notre tour pour nos successeurs. C’est comme ça qu’on a été éduqués. Je ne sais pas faire autrement, je ne sais pas faire de la politique.

Mais vous faites quand même de la politique, à votre manière…

 

Oui, à ma manière. Un jour, on avait fêté le Mouloud à Utrecht, aux Pays-Bas. On avait invité les autorités. Il y avait un haut fonctionnaire du ministère de l’Intérieur qui surveille tout ce qui se passe dans les milieux musulmans. Il m’a dit : «Cheikh Bentounes, je voudrais vous poser une question, mais s’il vous plaît, ne me répondez ni par le Coran ni par le hadith. Donnez-moi une réponse franche : quelle est votre politique ?» J’ai précisé qu’on n’était pas un parti politique.

Il a objecté : «Non, tout le monde fait de la politique. Quelle est la vôtre ?» Il y avait un plat de couscous, Dieu m’a gratifié d’une heureuse inspiration. Je lui ai dit : Vous voyez ce plat ? Regardez : vous, vous êtes hollandais, celui-là est marocain, celui-là est algérien, celui-là est français, celui-là est allemand, etc. Nous sommes assis ensemble en rond, chacun avec une cuillère, et nous mangeons tous dans le même plat, en toute confiance et en toute amitié. Voilà notre politique.

Mustapha Benfodil