16.06.2017 | Nathalie Versieux, Berlin

Une première mosquée progressiste ouvre à Berlin

L’activiste germano-turque pour la défense des droits des femmes, Seyran Ates, a inauguré vendredi la mosquée Ibn-Rushd-Goethe, du nom du philosophe arabe Ibn Rushd et du poète allemand Goethe.

 

C’est «le dernier projet politique» de sa vie. Seyran Ates, avocate germano-turque et célèbre activiste des droits des femmes musulmanes, a inauguré vendredi au centre de Berlin la mosquée Ibn-Rushd-Goethe, la première mosquée «progressiste» d’Allemagne. La salle de prière porte les noms du médecin et philosophe arabe de Castille Ibn Rushd (1126-1198) et du penseur allemand Wolfgang von Goethe, fin connaisseur de l’Islam et auteur du «Divan occidental-oriental», son dernier recueil poétique majeur composé de pas moins de 12 livres.

 

Quelques jours avant l’inauguration, Seyran Ates, 54 ans, s’occupe en famille des ultimes préparatifs. Son frère repeint les murs. Sa sœur dispose les 30 tapis de prière qu’elle vient de ramener d’Istanbul. Un homme installe les paravents qui protègeront les fidèles du va-et-vient du hall d’entrée. En attendant de pouvoir financer l’achat ou la construction d’une salle propre, la petite communauté loue l’ancienne salle de théâtre de l’Eglise évangélique St-Jean du quartier de Moabit. L’accès est confidentiel: porte D, 90 mètres carrés au troisième étage, perché en haut d’un escalier tordu... Parmi les membres fondateurs, on retrouve l’imam suissesse d’origine yéménite Elham Maea, Saïda Keller-Messahli, fondatrice en Suisse du «Forum pour un islam progressiste» ou encore le chercheur de Fribourg Abdel-Hakim Ourghi.

 

Une mosquée ouverte

 

Le projet de Seyran Ates est aussi ambitieux que controversé. Lassée de ne pas trouver mosquée à son goût pour y vivre sa foi, cette petite femme ronde aux courts cheveux blancs et au regard vif décide finalement de fonder sa propre salle de prière. Le projet brise bien des tabous: cette première «mosquée progressiste» d’Allemagne est ouverte à tous les courants religieux de l’islam, aux chiites comme aux sunnites, aux alévis ou aux soufis. Hommes et femmes y prient côte à côte, les homosexuels y sont explicitement bienvenus. La mosquée se veut lieu de débat, où il doit être possible de critiquer le prophète Mahomet et de discuter de réformes de l’islam. «Seuls les niqabs et les tchadors seront interdits», précise la fondatrice.

 

Ani Zoonefeld, une théologienne d’origine malaysienne vivant à Los-Angeles, s’est chargée vendredi de l’Ezan, l’appel à la prière, tandis que Seyran Ates, qui a suivi en Turquie des études de théologie, dirigeait la prière.

 

L’inauguration s’est faite sous haute surveillance. Seyran Ates, qui avait momentanément abandonné en 2006 sa carrière d’avocate spécialisée dans la défense des victimes de crimes dits «d’honneur» à la suite de menaces de mort, est de nouveau dans le collimateur des islamistes et des extrémistes de tout poil. Les insultes pleuvent sur sa messagerie.

 

Des insultes, mais aussi une majorité de commentaires positifs

 

«Mais les commentaires sont majoritairement positifs», insiste la fondatrice de la mosquée Ibn-Rushd-Goethe, convaincue que le projet répond à de fortes attentes de la part de musulmans - hommes comme femmes - qui ne s’identifient pas avec l’islam très conservateur en vigueur en Allemagne, notamment dans la petite centaine de mosquées berlinoises. Douze salles de prière à Berlin sont directement gérées par le Ministère du culte d’Istanbul, qui dépêche en Allemagne des imams ne parlant pas allemand et souvent hostiles à la culture occidentale. «Nulle part je ne me sens plus discriminée que dans une mosquée», souligne l’auteure de «L’Islam a besoin d’une révolution sexuelle», un ouvrage qui lui avait valu de nouvelles menaces lors de sa parution en 2010.

 

Seyran Ates a derrière elle une vie d’activiste. Née à Istanbul en 1963, elle rejoint à 6 ans ses parents partis travailler à Berlin. Son cursus est atypique: excellente élève, en rupture avec une famille très conservatrice, elle prend la fuite à 17 ans et vit en collocation dans des immeubles squattés, comme bien des jeunes de gauche dans le Berlin des années 70-80. Elle entame des études de droit, a des amants, se lance dans la défense de femmes turques et kurdes victimes de violences conjugales. En 1984, elle échappe de peu à une tentative d’assassinat: un père de famille, en lien avec l’extrême droite turque, tire à trois reprises sur la jeune avocate et sur l’une de ses clientes, qui ne survivra pas. «J’ai appris à vivre avec la peur», explique Seyran Ates, dont le prochain livre «Salam, Madame l’imam» paraît vendredi.

 

Seyran Ates se prépare pour son ultime défi: à la rentrée universitaire, elle entamera à Berlin des études de théologie islamique, pour devenir la première femme imam d’Allemagne. Un tournant dans sa vie a été sa participation entre 2006 et 2009 à la «conférence sur l’Islam», un rendez-vous régulier de débat entre communauté musulmane et «société dominante», initié par Wolfgang Schäuble lorsqu’il était ministre de l’Intérieur. «Un jour, Schäuble a dit que le problème des musulmans progressistes était qu’ils ne sont pas organisés. Et je me suis dit qu’il avait raison.» Ainsi est né le projet de la mosquée Ibn-Rushd-Goethe.

 

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