25.12.2015 | Par Eléonore Sulser
Deux écrivains à la recherche de Jésus dans le Coran
Jérôme Prieur et Gérard Mordillat se sont plongés dans le livre fondateur de l’islam. Ils y ont suivi, à travers les textes, en interrogeant les plus grands spécialistes actuels des études coraniques, la figure de Jésus. Celui-ci se trouvait déjà au cœur de leur première série documentaire, «Corpus Christi». Ils le retrouvent six siècles et demi plus tard, en Arabie.
Gérard Mordillat et Jérôme Prieur sont tous les deux écrivains et cinéastes. Chacun fait œuvre de son côté mais ensemble ils explorent, depuis bientôt vingt ans, les grands textes sacrés, ce qui a donné lieu à de nombreux essais écrits à quatre mains, dont Jésus selon Mahomet, qui vient de paraître au Seuil, mais aussi à la série Corpus Christi en 1998 et, aujourd’hui, à Jésus et l’islam, récemment diffusée sur Arte.
Dans le petit bureau de leur maison de production parisienne, ils racontent qu’au commencement, pour eux comme pour les Ecritures, était le verbe. C’est, disent-ils, au retour d’un voyage un peu décevant en Israël, où leurs repérages en vue du tournage de Corpus Christi ne donnèrent rien, qu’ils tombèrent, à Genève, à la Fondation Bodmer, sur le plus ancien manuscrit connu de l’Evangile de Jean, un papyrus de la fin du IIe siècle. «Il nous a tous les deux illuminés et fracassés», se souvient Jérôme Prieur. «Nos seuls vrais témoins, renchérit Gérard Mordillat, sont les textes. Nos paysages, nos décors ce sont les textes, et les visages des chercheurs.»
Il y a quelque chose de l’enquête policière dans l’obstination passionnée de ces deux lecteurs curieux, de plus en plus sagaces, qui opèrent en enquêtant dans les livres et en interrogeant des savants du monde entier. Sans se prendre au sérieux, mais avec respect et intelligence dans leur quête, libres de toute institution ou clergé qui les entraveraient, Jérôme Prieur et Gérard Mordillat nous rendent, en les questionnant pour nous, devant nous, les grands textes du monothéisme. Leur travail est une invitation à les lire, sans préjugés, pour mieux comprendre ce que c’est que les hommes et leurs mythes. «La Bible, le Nouveau Testament, le Coran sont des très grands textes littéraires, mais qui possèdent une force mythologique, une puissance culturelle hors du commun, rappelle Jérôme Prieur. Il faut arriver à marcher sur une crête étroite, puisqu’on a affaire à la littérature, mais aussi à la théologie. Ces livres sont des emblèmes du pouvoir. Dans les civilisations qui sont monothéistes, tout pouvoir, toute puissance repose sur un livre.» Suivons-les sur les pas de Jésus, devenu dans le Coran, Issa, le fils de Marie ou le Messie, un grand prophète, prédécesseur de Mahomet.
Le Temps: Puisque c’est Noël, parlons d’emblée de la nativité que le Coran met en scène. Jésus, enfant miraculeux doué de parole, naît d’une vierge nommée Marie, sous un palmier…
Jérôme Prieur: Marie est le seul personnage féminin que désigne nommément le Coran. Et Marie vient bien sûr du christianisme. La nativité coranique possède une forte parenté avec la nativité chrétienne. Jésus naît d’une vierge, et il est le seul dans tous les textes, qu’ils soient musulmans, chrétiens ou juifs. Marie est vierge dans l’islam, comme elle l’est dans les Evangiles de Luc et de Mathieu, ce qui est troublant. Cette nativité coranique est, en outre, marquée par des thèmes venus des Evangiles apocryphes chrétiens, de l’Evangile de l’enfance, du Protévangile de Jacques et du Pseudo-Matthieu. Il y a, d’ailleurs, dans l’islam, un large écho des textes apocryphes chrétiens. Comme si tout un pan des histoires du Coran venait de traditions chrétiennes, mais populaires, dissidentes, non canoniques.
Gérard Mordillat: On retrouve, dans le Coran, les éléments de la nativité chrétienne, apocryphe, configurés autrement. L’ange Gabriel apparaît comme un homme parfait. Marie, n’ayant pas connu d’homme, donne naissance à Jésus de façon miraculeuse. Et surtout, c’est essentiel à mes yeux, Jésus parle dès sa naissance. Il est le seul prophète de tout le Coran, de toute l’histoire musulmane, à recevoir la révélation dès le premier instant, tandis que Mahomet la reçoit, selon la tradition, vers l’âge de 40 ans, et Abraham et Moïse tardivement. Jésus apparaît ici comme le souffle de Dieu. Le Coran en joue, ajoutant des détails plus ou moins folkloriques du palmier-dattier, de la source d’eau. Mais comme le dit Claude Gilliot, un des chercheurs que nous avons interrogés, il fallait que le merveilleux trouve sa place. Voilà qui nous rattache peut-être à une autre tradition venue d’Orient, aux Mille et une nuits, où il faut de la fantaisie, de la fantasmagorie.
Cette nativité coranique crée pour les gens de culture chrétienne un lien direct, assez émouvant, avec le Coran…
G.M. C’est parce que la nativité, telle qu’elle a été transmise dans la culture populaire en Occident, vient elle aussi des Evangiles apocryphes, puis de La Légende dorée de Jacques de Voragine. C’est de là que viennent l’âne, le bœuf, les Rois mages…
Pourquoi poursuivre ainsi la figure de Jésus des Evangiles jusque dans le Coran?
J.P. Nous sommes partis de la figure de Jésus dans Corpus Christi, à partir de notre lecture des quatre Evangiles, puis nous nous sommes aventurés jusqu’à la constitution de la religion chrétienne comme religion d’Etat, religion exclusive de l’Empire romain. Il a fallu analyser ce paradoxe d’un Jésus, crucifié par les Romains au début de notre ère, et qui devient quatre siècles et demi plus tard le fondement religieux de l’Etat romain. Puis, ultime rebondissement, nous nous apercevons que dans le Coran, Jésus est toujours une figure essentielle. On est en Arabie, six siècles s’écoulent entre la mort de Jésus et sa réapparition dans le Coran. Comment se fait-il que la figure de Jésus y soit si importante? Cette question nous a ouvert la possibilité de lire le Coran et de nous apercevoir qu’il était une réponse à la littérature chrétienne et à la dogmatisation du christianisme aux Ve-VIe siècles.
Jésus est-il vraiment si important dans le Coran, par rapport à Mahomet, Abraham ou Moïse?
J.P. On peut nous reprocher d’exagérer le rôle de Jésus dans le Coran. Numériquement, en effet, il l’est beaucoup moins que celui de Moïse, ou même d’Abraham. Mais cette figure est exceptionnelle. Aucune n’est aussi extraordinaire dans le Coran. Jésus pourrait y apparaître comme purement humain, être un bâtard sans père, avoir été crucifié, tout en demeurant un grand prophète, un faiseur de miracles, un prêcheur et un prédicateur exceptionnel, un prédécesseur de Mahomet. Cela n’aurait rien d’étonnant. Or ce n’est pas ça qui se produit. En dehors du fait que le Coran insiste pour dire que Jésus n’est pas le fils de Dieu, les traits essentiels de la figure du Christ s’y retrouvent.
Il y a cet étrange moment de la crucifixion. Un miracle a lieu, mais ce n’est pas celui de la résurrection…
J.P. La crucifixion qui est au centre du christianisme est d’une certaine façon au centre du rapport du Coran à Jésus. Mais cette fois, c’est une fiction, une illusion. Il a semblé à ceux qui voulaient qu’il soit mis à mort, aux Juifs – qui contrairement à la vérité historique sont donnés pour responsables de la crucifixion de Jésus – qu’elle advenait. Or c’est une semblance ou une substitution.
Et cette crucifixion n’est pas la fin du rôle du Messie Jésus dans la tradition musulmane…
G.M. Jésus est élevé auprès de Dieu. Et, dans les hadiths, dans la tradition musulmane, Jésus est celui qui viendra au jour du jugement juger les vivants et les morts, celui qui vient combattre l’antéchrist, pour le vaincre et établir l’islam comme la seule religion universelle. D’ailleurs, il y a quelques semaines, les gens de Daech ont annoncé le retour de Jésus sur le minaret de la Grande Mosquée de Damas, comme c’est prévu par les hadiths. Ils appellent la fin des temps, ils sont dans cette perspective apocalyptique qui a été celle des premiers chrétiens, celle des premiers musulmans et qui est celle de ces militants de Daech. C’est un peu Retour vers le futur.
L’Apocalypse. C’est un sentiment présent au moment de l’apparition des grands textes sacrés, et aujourd’hui encore, pour les fondamentalistes?
J.P. Ce qu’on voit aujourd’hui n’a jamais disparu. C’est la puissance du littéralisme et du fondamentalisme. Pour certains, il suffit de prendre quelques morceaux du texte – d’ailleurs à la lettre – pour avoir ensuite une clé d’explication d’un monde qui les opprime. Ils décident que le texte exprime à tout jamais une vérité qu’il suffit de suivre pour avoir une réponse à tous les maux dont souffre notre société et faire advenir la volonté de Dieu sur terre. Pour d’autres, le texte n’est ni lu ni connu, c’est un objet magique, une arme destinée à anéantir l’ennemi.
Mais ce qui fait la grandeur de la Bible, du Nouveau Testament, du Coran, c’est qu’ils ne sont pas monolithiques, qu’ils ne disent pas une seule et même chose. Ce sont des textes polyphoniques. Des propositions théologiques y sont martelées, certes – il n’y a de dieu que Dieu pour l’islam; Jésus est mort et ressuscité pour le salut de l’humanité, dit le christianisme – mais ils sont nourris d’oppositions, de contradictions, de conflits. Ce sont les chambres d’écho des conflits dont ils ont été témoins lors de leur rédaction. La folie incroyable, c’est d’utiliser certains des textes mais pas d’autres, et de considérer que ce qui a pu s’écrire et être mis par écrit au VIIe siècle, par exemple, est toujours valable aujourd’hui.
La «fermeture des portes» qui interdit toute interprétation du Coran aux croyants rend sa compréhension plus délicate encore…
J.P. Oui, du fait de l’hostilité de la culture musulmane envers l’exégèse critique depuis le XI et le XIIe siècles, du fait de ce que le texte est devenu, du fait que la langue du Coran n’a pas de parallèle, pas d’équivalent, c’est un livre qui est non seulement difficile, mais qui semble protégé, défendu contre toute lecture. Son caractère sacré, saint plus encore que sacré, rend sa lecture, par définition, impossible. On ne peut que le réciter à l’identique. Donc, à notre avis, il est de «salubrité publique» – selon l’expression d’un des chercheurs qui a présenté avec nous le livre à la BNF – de dire que le Coran est un livre sacré, mais que c’est aussi un grand texte littéraire, donc lisons-le, ouvrons-le.
Sa forme est déroutante, pour le lecteur occidental…
G. M. On est confronté à un classement surprenant, qui ne semble pas logique. En même temps on ne peut pas penser que c’est en désordre. Ce désordre apparent vient d’une autre façon de faire, d’un univers mental où c’est sans doute la façon la plus parfaite de présenter les textes. Dès le début, des chercheurs musulmans, puis européens, notamment l’allemand Theodor Nöldeke, ont tenté de reconstituer une chronologie entre La Mecque et Médine, mais en vain. Ils se sont rendu compte que les sourates déterminées comme «médinoises» comportaient des éléments «mecquois» et inversement… Peut-être se laisse-t-on abuser par l’idée occidentale qu’un texte doit se lire du début à la fin. Je suis convaincu que le Coran n’a jamais été fait pour être lu, ni même récité du début à la fin, mais qu’il y a là une sorte de coffre aux trésors, que ceux qui portaient la parole choisissaient, en fonction de l’auditoire, tel ou tel passage, puis ils en faisaient l’argumentation, et à tel autre moment, tel autre passage.
Pour donner à réfléchir sur les grands textes sacrés du monothéisme, vous avez inventé une forme de cinéma dont les héros sont des savants, des chercheurs…
G.M. Au départ, il y a toujours la lecture. Ces séries auraient pu s’intituler, «L’ABC de la lecture». Nous suivons toujours la même méthode. Nous lisons des savants pour en repérer un certain nombre et nous faisons des recherches qui nous mènent à une série d’hypothèses. Puis nous rencontrons ces chercheurs, non pas avec des questions, mais avec ces hypothèses à leur soumettre. Et, face à ces hypothèses, nous leur demandons de réussir cet exercice si difficile qui est de réfléchir à voie haute. Pourquoi un chercheur plutôt qu’un autre? C’est de l’ordre de l’intuition. Nous sommes des auditeurs extrêmement attentifs, mais nous ne sommes pas des interlocuteurs. Chacun a le temps de développer sa pensée et de réfléchir à voix haute avec les silences, les errements, les hésitations, les retours vers le texte qui montrent au fond la pensée en action. C’est ça qui est magnifique avec le cinéma.
«Jésus et l’islam» fait aussi le portrait d’hommes et de femmes en train de penser, et de douter aussi parfois…
J.P. Le savoir de ces chercheurs engage parfois leur vie tout entière. Ils doivent faire la part de leur volonté d’être historiens et, pour certains, de leur foi. Comme le dit très bien Suleiman Ali Mourad, dans l’un de nos films, en tant que croyant on doit croire que Mahomet est l’auteur du Coran; en tant que chercheur, on est forcé d’aller plus loin et de se poser d’autres questions. C’est d’une grande force, parce que ce dont parlent ces chercheurs n’est pas un objet qui leur est extérieur. Cela ne concerne pas une religion morte. Cela concerne pour tous une religion vivante à laquelle ils adhèrent ou pas, mais vivante. Ce qui n’est pas la même chose qu’un objet d’étude purement refoulé dans le passé.
Quels retours avez-vous sur ce travail, en ce moment si particulier, où l’islam est si souvent pointé du doigt?
J.P. Les gens, notamment des musulmans, semblent plutôt rassurés par l’idée qu’enfin, on s’intéresse vraiment à ce livre. Je pense que ce qu’on a mis en lumière pour beaucoup de gens, c’est les parentés très fortes entre les trois traditions du monothéisme. Le lien très fort entre une forme de christianisme, le judéo-christianisme, le christianisme syriaque et l’émergence de l’islam…
À lire: «Dans le Coran, sur 6300 versets, cinq contiennent un appel à tuer»
Jésus selon Mahomet, Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, Seuil/Arte Editions, 276 p., essai
Jésus et l’islam, série documentaire de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur en 7 épisodes. Coffret DVD, Archipel 33, Arte France