30.12.2016 | Dominique Hartmann

« Le soufisme peut être un rempart contre la radicalisation »

Plutôt que d’une réforme interprétative, c’est de spiritualité que l’islam a besoin, estime l’islamologue Eric Geoffroy.

 

Alors que la trahison des valeurs de la religion musulmane lui semble de plus en plus caricaturale, Eric Geoffroy l’affirme: «Le soufisme pourrait sauver l’islam.» Né dans une famille catholique, le professeur s’est converti à la spiritualité soufie il y a plus de trente ans. Depuis 1995, Eric Geoffroy enseigne la langue arabe et l’islamologie à l’université de Strasbourg. Il avait fait partie, en tant que «personnalité qualifiée», de la consultation préalable à la création du Conseil français du culte musulman (CFCM) et collabore avec le Centre islam et société de l’université de Fribourg.

 

C’est surtout pour son ouvrage phare L’Islam sera spirituel ou ne sera plus qu’Eric Geoffroy a fait parler de lui. Réédité cette année, celui-ci paraît enrichi d’un prologue où l’auteur dénonce avec virulence les alliances entre l’Occident, notamment la France, et les pays du Golfe: «On sait pourtant d’où vient l’islam fruste et desséché», fossoyeur de cette religion. Il s’en prend aussi au matérialisme religieux, promu par «une certaine laïcité qui ne reconnaît plus la dimension pluridimensionnelle de l’être humain et de la société».

 

Contrairement à d’autres penseurs qui, dès le XIXe siècle, ont appelé à redécouvrir la «raison islamique» (l’islam serait venu pour émanciper l’être humain par la raison), Eric Geoffroy ne considère pas qu’une telle réforme soit d’une quelconque utilité pour relever les défis posés par l’islamisme. C’est de spiritualité que l’islam a besoin, défend-il, pour lutter contre la pensée unique défendue par les salafistes. Il s’intéresse aussi à la dimension éthique et écologique de l’islam et vient de participer à la création de la fondation Conscience soufie, basée en Suisse. Entretien.

 

Quels sont les grands principes du soufisme?

 

Eric Geoffroy: Parmi eux figurent la miséricorde, la beauté et l’universalisme des valeurs. Contrairement à ce que l’on peut attendre d’une spiritualité, elle est loin d’être éthérée. Il ne s’agit pas de fuir le réel mais d’en avoir une approche holistique. Concrètement, cela permet notamment de comprendre les interdépendances écologiques de notre planète. Il peut en résulter une conscience engagée, qui ne se satisfait pas du consumérisme ambiant.

 

La modernité européenne inaugurée par les Lumières ne correspond plus à nos besoins. Aujourd’hui, beaucoup sont surtout attentifs au processus de sécularisation. Personnellement, je constate aussi le mouvement inverse, et certains observateurs parlent même de «désécularisation»: les musulmans sont par exemple plus nombreux chaque année à faire le jeûne du ramadan. Si l’aspect identitaire joue un rôle dans la démarche, il n’explique pas tout: je remarque aussi que ces personnes décident davantage, et mieux, de ce que doit être leur vie spirituelle. C’est le cas des jeunes, notamment.

 

J’y vois une prise de distance à l’égard d’une pensée religieuse unique qui ne reconnaît pas l’altérité – l’altérité d’une autre religion, d’une autre façon de vivre la sienne... Cette évolution rappelle ce que fut l’audace des premiers musulmans, insoupçonnée chez nos contemporains.

 

C’est-à-dire?

 

A ses débuts, l’islam a connu un grand pluralisme. Il existait une centaine d’écoles théologiques et dix-neuf écoles juridiques. Les débats étaient vigoureux et fructueux. Ce pluralisme est d’ailleurs né d’un verset du Coran qui demande que les croyants «s’entre-connaissent». Les premières générations de l’islam (salaf) n’ont rien à voir avec les salafistes d’aujourd’hui. Ce pluralisme a été vécu tantôt dans ce qu’on a appelé une «éthique de la divergence», tan-tôt dans le conflit. Et c’est encore le cas aujourd’hui. Le problème tient à l’ignorance que la plupart des musulmans ont de leur religion: dès lors, le poids de la coutume, de la nation, la pression sociale ou familiale, interfèrent beaucoup dans ce qu’ils croient être le «vrai islam». Or il y a toujours eu de nombreuses manières de vivre l’islam, depuis maintenant quatorze siècles.

 

Comment expliquer que l’aspect doctrinaire ait eu raison de ce pluralisme?

 

L’islam a connu une expansion très rapide, parmi des populations aux traditions très différentes. Pour gérer cette diversité, les oulémas pris de court sont devenus très normatifs et la dimension juridique a pris le dessus. Face aux ennemis intérieurs, le droit s’est hypertrophié. Le soufisme a toujours été un modèle alternatif aux matérialismes consumériste ou «hallalisé» (religieux). Il a tenté de défendre l’idée selon laquelle toute religion doit rester un souffle, sans quoi elle n’est plus qu’un mode de gestion des fidèles, voire une idéologie. Le processus s’est vraiment sclérosé à partir du XVe siècle.

 

Comment dépasser cette sclérose?

 

Au XVIIIe, la montée du wahhabisme a imposé un islam fruste, un islam bédouin, soutenu rapidement par les pétrodollars et les USA. La mouvance salafiste est un rejeton du wahhabisme émancipé de la tutelle saoudienne. Face à ce cancer, l’islam peut pourtant se renouveler, par la spiritualité. C’est ce que défendent les soufis, qui ont tenté à la fois de s’adapter à l’évolution de la société et de résister à l’influence de la sécularisation. Ils sont d’ailleurs très nombreux dans le monde: on estime les adeptes du soufisme à 300 millions sur 1,6 milliard de musulmans, ce qui représente près de 19% de la branche sunnite de l’islam. On compte davantage de sites soufis que salafistes, mais le soufisme reste peu connu, et les médias en parlent moins…

 

A ce titre, le soufisme n’a-t-il pas une responsabilité dans l’évolution de l’islam?

 

Si, tout à fait. On assiste d’ailleurs aujourd’hui à une sorte d’oecuménisme intra confrérique, notamment en France. Le soufisme doit s’unir pour vivifier l’islam, remplacer cette religion rationnelle incapable de donner du sens à la vie. Or c’est bien un surplus de sens que fait miroiter Daech aux jeunes. Pour moi, la laïcité à la française, qui a raidi la loi de 1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat, fait le lit de ce type d’appel messianique.

 

L’objectif de la fondation Conscience soufie est justement de diffuser le soufisme au-delà des confréries, où certains re-chignent à entrer, craignant le pouvoir d’un maître, mais aussi de favoriser le débat et la re-cherche et de proposer des formations en lien avec la radicalisation ou le statut des femmes.

 

Le soufisme ne devrait-il pas s’institutionnaliser?

 

Le soufisme n’est pas seulement le coeur spirituel de l’islam, une sorte d’islam en relief, vécu par l’intelligence et le coeur. Il est aussi une théologie qui défend une pluralité des sens. Les responsables religieux dans les pays musulmans sont d’ailleurs souvent des soufis, tels les grands muftis, les ministres des affaires religieuses, etc.... Donc, d’une certaine manière, ils sont proches des pouvoirs politiques, ce qui pose aussi problème. Le cheikh de l’université Al-Azhar, au Caire, a été nommé par l’ancien président Hosni Moubarak. Je crois davantage aux démarches privées. Institutionnalisé, l’islam – et même le soufisme sous sa forme confrérique – peut être manipulé par les instances politiques ou médiatiques.

 

Le risque est que le soufisme perde sa capacité de provocation, contre le conformisme des sociétés musulmanes. Le plus important, c’est la demande spirituelle qui émane de beaucoup de personnes, notamment en Occident, qu’il s’agisse de musulmans ou non. Et comme c’est généralement le cas dans tous les milieux spirituels, les femmes sont plus ouvertes et plus audacieuses que les hommes dans cette quête.