Témoignage
Dix jours chez les soufis de Mostaganem
Cela fait à peu près un quart de siècle que nos itinéraires se croisent avec Cheikh Khaled Bentounes, maître spirituel de la Voie soufie Alâwiyya de Mostaganem. Il m'a notamment associé à la naissance et au développement des Scouts Musulmans de France, et nous sommes devenus de vrais amis (il se trouve que nous sommes du même âge!). C'est ainsi que, il y a quelques années, j'ai préfacé son premier livre « Le soufisme, coeur de l'islam », un ouvrage dont je sais que le Frère Christophe, moine de Thibirine, l'avait emporté avec lui après un séjour à l'abbaye de Tamié, en Savoie, peu de temps avant son enlèvement et son assassinat.
Il y a un peu plus d'un an, « Sidi Cheikh » m'avait annoncé la tenue d'un grand rassemblement à Mostaganem, fin juillet 2009, pour le centenaire de la naissance de la Tariqa Alâwiyya: « Il faudra que tu sois là. Le contraire est impensable! ». J'ai pu venir et je ne le regrette pas.
Dès le premier jour de mon arrivée, j'ai été conduit à la zaouia de la vieille ville, là où reposent la dépouille du fondateur de la confrérie, Cheikh Ahmad al-Alâwi (1869-1934), et celles de ses successeurs. Un lieu qui a été récemment restauré et qui constitue une oasis de paix et de spiritualité. A l'entrée, j'ai été accueilli par l'imam de la mosquée Cheikh Ahmad al-Alâwi qui m'a dit: « Nous marchons sur la même route ». J'apprendrai plus tard que cet imam était allé quelques jours auparavant au monastère de Thibirine, au moment d'une visite de l'ambassadeur de France et du nouvel archevêque d'Alger. Les frères de Thibirine entretenaient des relations d'amitié avec la Tariqa Alâwiyya. Ensemble ils avaient créé un espace de rencontres: le « Ribat es-Salam », le « Lien de la Paix ». La mémoire de ce temps ne s'est pas effacée chez les « foqaras » (« disciples» ou « adeptes ») de la Tariqa: durant le rassemblement, plusieurs parmi eux m'ont parlé de Christian de Chergé et de ses frères.
Les zaouias et le « Tassawuf » ( soufisme ) font complètement partie de l'histoire de l'islam en Algérie. On sait, par exemple, que l'émir Abd el-Kader, père de la nation algérienne moderne, était un grand soufi. Mais sous la présidence de Houari Boumédiene, qui accusait ces lieux d'études et de prière, ainsi que les confréries soufies, d'être des repères d'obscurantisme et d'anti-socialisme, les uns et les autres, quelques fois sévèrement persécutés, ont du se faire discrets et ont parfois périclité. Le président Abdelaziz Bouteflika, en revanche, a le souci de leur redonner une place centrale, espérant que l'islam populaire et ouvert qu'ils représentent généralement, se montre capable de freiner la montée de l'islam salafite intolérant. Le rassemblement de Mostaganem a été possible en raison de ce soutien présidentiel. Cela n'a pas empêché le surgissement d'une polémique qui a un peu assombri la joie de l'évènement pour les participants.
A l'occasion du centenaire de la Tariqa, un livre très luxueux a été publié sous la signature de Cheikh Bentounes. Parmi les illustrations, il y a quelques reproductions de miniatures persanes ou ottomanes des XV ème ou XVI ème siècle, dont quelques unes comportent des représentations de prophètes. On y trouve trois ou quatre figurations de Muhammad (qui a pourtant le visage voilé). Quand elles furent produites, ces miniatures ont manifestement été agréées par les autorités musulmanes du temps.
Mais: « autre temps, autres moeurs ». Dès sa publication, l'ouvrage a été condamné, d'abord par les oulémas d'Oran, ensuite par le Haut-Conseil Islamique. Sans doute une réaction de l'islam qui se veut le plus orthodoxe, en face d'un « autre islam » considéré comme « hétérodoxe »? Il est vrai que l'islam des zaouias, c'est aussi l'islam de la vénération de saints personnages et des visites à leurs tombeaux.
Quelque trois mille personnes se sont retrouvées rassemblées pour fêter ce centenaire. Une majorité de membres de la Tariqa Alâwiyya, bien entendu, venus d'Algérie, du Maroc (quelque cinq cents Marocains étaient présents), ou d'Europe occidentale, principalement de France et de Suisse. Mais aussi de nombreux représentants des différentes confréries et zaouias que compte l'Algérie. Sans oublier des personnalités du soufisme venues d'Egypte et d'Irak, de Palestine, de Turquie et et d'Indonésie. Parmi les autorités religieuses: le vice-recteur de l'Université d'al-Azhar. La plupart des participants étaient logés dans les campus universitaires de la ville, où ils prenaient également leur repas. L'organisation mise en place, qui a reposé sur le travail de centaines de bénévoles incroyablement dévoués, s'est avérée remarquable et efficace.
Le rassemblement était principalement organisé autour d'un colloque de grande tenue intitulé « Semer l'espérance ». Sept jours consécutifs, quatre-vingt intervenants se sont succédé à la tribune d'un vaste et magnifique amphithéâtre de l'Université de Kharouba pouvant contenir mille cinq cents participants. Sept jours avec sept grandes questions: l'avenir de la planète Terre à l'époque des changements climatiques, le rôle de l'éducation pour une gestion responsable du monde, la place de la communication et des médias, les enjeux de la mondialisation, l'accueil de la Révélation coranique aujourd'hui, la spiritualité et le soufisme, la construction d'un avenir de paix. Les interventions « magistrales » avaient lieu le matin, tandis que les après-midis étaient consacrés à des ateliers et à des rencontres en petits groupes. Chaque soir, des concerts de grande qualité se tenaient, en général dans des stades: musique andalouse, choeurs soufis...
Nous étions peu nombreux comme participants chrétiens: quatre ou cinq. Avec les foqaras de Toulouse était venu le Frère Daniel, bénédictin d'En-Calcat, un des responsables français du Dialogue Interreligieux Monastique (DIM). J'avais personnellement la chance d'appartenir au cercle des invités de Cheikh Bentounes, ce qui m'a donné la possibilité de vivre une proximité particulière avec lui et sa famille dans la résidence appelée « Dabdaba » ou « La Vallée des Jardins ». J'ai particulièrement réalisé, cette fois-ci plus que d'autres, combien Sidi Cheikh se sentait investi d'une mission urgente: affirmer un islam de paix et d'ouverture en face d'un islam intolérant et sectaire. Durant les dix jours, il a fait preuve d'une qualité de présence aux gens absolument étonnante, parlant avec un grand nombre, apportant sans cesse son sourire, ses encouragements jusqu'à épuisement (il a fait un malaise le dernier soir). Durant toute ma vie, je ne crois pas avoir vécu auparavant un rassemblement pareil, où tous les participants faisaient preuve d'une extrême gentillesse les uns à l'égard des autres. Il y avait chez tous de la paix, de l'amour, de la joie, et Cheikh Bentounes donnait le « la » de cette ambiance collective. Nous autres chrétiens, nous étions accueillis sans problème dans les temps de prière, qu'il s'agisse des prières canoniques, les moments de récitation du Coran ou les séances de « dhikr » (invocations chantées du Nom de Dieu).
Ce séjour m'a aussi permis de rencontrer avec joie quelques membres de l'Eglise d'Algérie, en particulier le frère dominicain Jean-Paul Vesco, vicaire général d'Oran, et les frères maristes de Mostaganem. J'ai pu retrouver, aussi, la famille d'un jeune ami décédé il y a près de dix ans, et sur la tombe duquel j'ai pu aller me recueillir.
Christian Delorme
Prêtre du diocèse de Lyon
Bulletin DIM n° 41 janvier 2010